La symbolique, pas plus que les croyances populaires, ne font de différence entre le lièvre et le lapin. Pour certaines civilisations anciennes, le lièvre était un « animal de la lune » car les taches sombres que l’on peut voir sur le disque lunaire ressemblent à un lièvre en pleine course.

Encyclopédie des symboles (sous la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque,1996)


auteur-éditeur : www.remy-leboissetier.fr

jeudi 27 décembre 2012

L'homme et la femme dans la lune 3 : une histoire de fagot [France, Belgique, Italie, Afrique du nord]

Votre lièvre précieux osait affirmer ici que le mythe de la femme dans la lune, qu'on trouve principalement en Asie (Chine, Japon) et dans les tribus indiennes d'Amérique du nord, ne s'était pas répandu en Europe... Fausse présomption.
M. Timothée Rey (1) ayant visité ce blog, a attiré mon attention sur Sabine Sicaud, enfant-poète née à Villeneuve sur Lot et morte à 15 ans en 1928, ayant écrit un sonnet intitulé La vieille femme dans la lune, probablement inspiré du folklore régional ou voisin, mais transposé du masculin au féminin (l'homme dans la lune, comme nous le verrons, est présent dans des contes du pays Basque et de Gascogne).
La particularité de cette femme est de porter un fagot sur son dos ; un fagot d'épines, généralement. Les légendes se recoupent, chacun les raconte à sa manière et introduit des variantes : dans sa version masculine, nous avons noté qu'en Allemagne et en Angleterre, l'homme dans la lune portait également un fardeau de même nature, puni de ne pas avoir respecté le repos dominical et accusé parfois d'avoir dérobé le bois de ses concitoyens, mais le voleur ou le transgresseur, dans des légendes qu'on racontait en Suède, Norvège et Danemark, se retrouve aussi exilé sur l'astre...

Le cas de la vieille femme dans la lune qui transporte son fagot est assez rare pour être mentionné. Pour le reste, dans la totalité des extraits que nous allons découvrir, c'est son homologue masculin qui joue le rôle du banni, même si dans certaines occurrences, la femme l'est aussi, s'étant montrée fautive d'avoir baratté ou lessivé le jour du Seigneur. Ainsi que nous l'indique Edouard Brasey, dans La Lune - mystères et sortilèges :

Le malfaiteur est généralement condamné à porter sur le dos l’objet de son délit, le plus souvent un fagot de bois qu’il est accusé d’avoir ramassé un dimanche, au mépris de la trêve dominicale censée être consacrée au repos et à la prière. 

Contrairement à mes premières recherches, L'homme dans la lune n'est pas seulement présent en Angleterre ou en Allemagne, mais apparaît dans de nombreuses histoires qui se racontaient dans la plupart des régions de France, en Belgique... Cela prouve que cette légende fait au moins partie du domaine folklorique européen, même si Victor Hugo, dans ses Proses philosophiques, étendait cette croyance à résonance biblique au-delà de ces limites territoriales, affirmant :

C'était jadis une opinion universelle qu'on pouvait apercevoir distinctement dans la lune un homme suivi d'un chien et portant un fagot sur ses épaules.
La question était de savoir qui était cet homme. Certains pensaient qu'il « n'était autre que Caïn …/... Cette opinion était générale en Italie, ainsi que le prouve ce verset du Dante : Mais viens désormais, car déjà Caïn avec son fardeau d'épines occupe la limite des deux hémisphères et touche la mer sous Séville (L'Enfer, Chant XX).

Victor Hugo, Promontorium Somnii (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 1961) 

Je dois aussi à mon correspondant de m'avoir fourni un poème de Raymond Queneau qui met en scène le personnage de l'homme dans la lune, avec son chargement : 

La lune 

Sur la lune de lait caillé
on voit un bonhomme
il porte sur son dos
un fagot de gros bois

ça doit être bien lourd
car il n’avance pas
il est là chaque mois
bûcheron d’autrefois


sur la lune de néon
on voit un astronaute
il porte sur son dos
la fusée de retour

il est déjà parti
il n’y a plus personne
entre la mer des Crises
et la Sérénité


sur la lune de coton
on a peint les yeux la bouche
le nez et un gros bouton
sur lequel dort une mouche

toujours on a eu l’impression
que cet objet astronomique
était à portée de la main
familier, mélancolique
 


Raymond Queneau

Faisons maintenant une incursion en Belgique, avant de nous intéresser à diverses régions de France :

Les récits populaires d'Asie et d'Amérique ont formé à partir des taches de la surface lunaire l'image d'un lièvre ou d'un lapin, ceux de chez nous y ont dessiné des silhouettes humaines...

Ce qu'on voyait d'abord, c'était un dos courbé. Des gestes furtifs, des pas de loup. Dans le bois communal de Châtelet, Bruno, une fois de plus, profitait de la nuit pour dérober des fagots. C'était sa spécialité. Rien ne l'arrêtait, ni le vent, ni la neige, ni la pluie, ni les crocs des chiens propriétaires. Chaque nuit sans lune, il fagotait du bois mort sur le compte d'autrui.

Ce que la clarté découvrit soudain, c'était son dos voûté. Bruno se redressa, furieux. Le disque lunaire venait de déchirer le mouchoir des nuages. Dérangé dans sa tâche, Bruno se mit à injurier l'astre, proférant mille menaces, agitant une fourche vengeresse. Sur le champ, la lune l'attira et l'enferma. Bruno y est encore, enclos dans la montre des pleines lunes, jusqu'à l'éternité.

Ce qu'on voyait, c'était un dos courbé. Le dos voûté de Bruno portant son fagot. La silhouette du chapardeur à jamais enclavée dans l'astre gris.

Ainsi les vieux de Châtelet expliquaient-ils l'étrange géométrie des dessins formés par les taches de lune. A Godarville, l'homme au fagot se nommait Pharaon. La légende, que le christianisme a marquée au passage, raconte que Pharaon dérobait, par une nuit sombre, les navets d'un voisin. Il fut soudain dérangé par un clair de lune imprévu. Craignant d'être reconnu, le maraudeur saisit un fagot d'épines, l'éleva avec sa fourche et voulut ainsi occulter le cercle lunaire. Pour le punir, Dieu l'attira dans l'astre. On y distingue encore aujourd'hui, affirme la légende, la forme du voleur de navets.

Il arrive - mais rarement - que la lune prenne le nom de l'un de ses hôtes. C'est le cas à Jamioulx, où l'on disait plaisamment :
«Bruno n'est pas encore levé» pour signifier que la lune ne l'était pas encore. En Hainaut, l'astre est souvent appelé «La Belle». Peut-être pour nous prouver que, si les légendes, au pays de Charleroi, ont négligé le soleil, elles ont, par contre, révéré la lune, celle qui se lève avec tous les mystères, celle qui sonne l'heure du sabbat, celle qui ne cesse d'introduire l'homme dans la salle d'attente de ses fantasmes et de ses peurs. 

Légendes et contes du pays de Charleroi, Châtelet : Bruno dans la lune


Les mères basques racontent à leurs enfants qu’un homme s’était chargé un dimanche d’un fagot d’épines destiné à combler un trou dans la haie de son jardin. Dieu, surnommé Jainco, prit l’homme sur le fait et le punit en l’envoyant sur la Lune avec son fagot, après lui avoir dit : ‘’Puisque tu n’as pas obéi à ma loi, jusqu’à la fin du monde, tout les soirs tu éclaireras.’’

Un récit originaire du
Bourbonnais présente comme protagonistes une femme ayant fait sa lessive le jour de Pâques et son voisin ayant bouché sa clôture avec des épines le jour de Noël. Pour ces deux manquements inqualifiables, ils furent condamnés à s’exiler, la femme dans la Lune et l’homme, dans le Soleil. Or, il faisait si froid dans la Lune et si chaud dans le Soleil, que l’homme et la femme demandèrent à Dieu de bien vouloir les autoriser à changer de place. «ce fut au tour de l’homme d’avoir trop froid et à la femme d’avoir trop chaud. Ils voulurent à nouveau changer de lieu, mais cette fois, Dieu ne le permit pas.

Dans certains cas, la faute invoquée pour punir le coupable, est un manquement aux règles élémentaires de la charité et de l’hospitalité. Ainsi, les paysans du
Bocage vendéen disent que l’homme est condamné à porter éternellement son fagot dans le froid de la nuit pour avoir refusé d’accueillir Jésus dans son foyer. Dans d’autres, c’est pour avoir menti en invoquant la Lune que le voleur se trouve emporté dans les cieux. C’est alors la Lune elle-même qui se fait justice, sans passer par l’intermédiaire de Dieu.

Edouard Brasey, La lune : mystères et sortilèges, édition du Chêne.

Dans la plupart des communes, on explique la présence des taches sur le disque lunaire, en affirmant qu’il s’agit d’un homme portant une fourchée de buisson sur son épaule, exilé là par Dieu qui a voulu le punir pour avoir travaillé un dimanche.
A Saint Yrieix et à Saint-Just on ajoute qu’à côté de l’homme chargé du fagot d’épines, on peut voir une femme à genoux lavant son linge, punie elle aussi, pour le même motif que son mari. D’autres affirment encore que c’est la Sainte Vierge à genoux berçant dans ses bras l’enfant Jésus, ou que cet homme de la lune ne serait autre que Saint Jean-Baptiste

Folklore du Limousin, L'homme et la femme dans la lune.


Dans le folklore européen, c’est l’obscure silhouette de l’homme de la Lune que nous voyons se profiler sur l’astre nocturne. Le pauvre a été expédié manu militari sur notre satellite pour avoir transgressé la sacro-sainte règle interdisant à tout bon chrétien de travailler le dimanche ou à Noël.
En Sarthe, l’homme de la Lune était un pauvre bougre qui avait été surpris en train de voler du bois le jour du Seigneur, et qui s’est retrouvé là-haut avec son fagot.
Pour le Gascon, c’était un paysan qui avait voulu clôturer son champ au lieu d’aller à la messe et qui a été transporté — avec ses piquets — sur notre satellite.
Un bonhomme du Gers qui avait ramassé son bois le jour de Noël a connu le même sort et, en Allemagne, l’homme de la Lune tient le balai qu’il avait osé fabriquer un dimanche.

La Lune sent le fagot et les Bretons, très au fait des choses de l’autre monde, assuraient que le personnage qui y apparaît n’est autre que le Diable lui-même. Il brandit avec délectation la fourche avec laquelle il va attraper ses damnés et les jeter dans son four.
Selon un conte du Perche, riante région de Normandie, un soldat appelé La Ramée avait réussi un jour à capturer le Diable et à l’enfermer dans un sac. Il l’avait ensuite expédié sur la Lune, grâce à un énorme canon de son invention. Depuis, le Malin y erre comme une âme en peine et barbouille son disque de traces de poudre et de suie…

Lune : un astre de légendes, Leïla Haddad (AFA, N°371, avril 2001)
 
[…] L’importance de l’ajonc autrefois était encore marquée par sa présence dans les traditions populaires en Bretagne et dans les pays celtiques. Il en est tout d’abord question dans la légende du voleur d’ajonc, al laer lann. Si vous regardez bien la pleine lune par une nuit claire, ce n’est ni la mer de la tranquillité ni l’océan des tempêtes que vous apercevrez mais le voleur d’ajoncs, le gars au fagot d’ajonc sur le dos, paotr e vec’h lann, ur fogodenn lann war e choug. En pays gallo, c’est « l’homme dans la lune avec sa fourchée de jans ». Voici ce qu’on raconte un peu partout en Bretagne :
Un soir d’hiver, par un beau clair de lune, un seigneur, revenant un peu plus tard que d’habitude rencontra un voisin, assez mal famé qui portait sur son dos plusieurs fagots d’ajonc sec. Il l’aborda et lui dit : – Tu as pris cet ajonc dans ma lande. – Jamais de la vie, répondit le paysan, cet ajonc ne vous appartient pas. – Jure-le donc par la lune que voilà. Et il lui montrait du doigt, la lune, au haut du ciel. – Que la lune m’engloutisse, si j’ai pris cet ajonc sur vos terres ! Il n’avait pas fini sa phrase qu’il fut avalé par la lune. Et il est depuis sur la lune, condamné à porter éternellement son
fardeau d’ajonc au vu et au su de tout le monde.
Le même thème est évoqué dans de nombreux pays en Europe. C’est le cas, par exemple, en Irlande :

On disait que l’homme dans la lune avait un fagot d’ajoncs sur le dos, qu’il avait pris dans la brèche d’une clôture laissant son bétail piétiner les récoltes d’un voisin. Une autre version dit qu’il porte sur l’épaule un buisson d’ajonc qu’il a volé à ses parrain et marraine.
Cette croyance ne date pas d’hier. Elle figure déjà dans le traité De naturis rerum écrit en 1180 par l’Anglais Alexandre Neckam (115 7-1217) qui précise : « Le vulgaire prétend que c’est un paysan qui porte des épines dans la lune. De là, on disait dans le peuple : le paysan dans la lune, écrasé par un fardeau, montre par ses épines que les rapines ne servent à personne. »
On voit évidemment l’utilisation pédagogique qui a pu être faite de cette légende pour inciter à respecter la propriété d’autrui, à ne pas voler et à ne pas mentir.

La lande, un paysage au gré des hommes, Daniel Giraudon

Nous finirons par ce qui constitue le plus curieux exemple, issu du continent africain :

En tamajaght, dans le massif de l'Aïr (capitale Agadez), les noms particuliers qui désignent les différents états de la lune, renvoient à la sémantique du corps féminin producteur de vie : la pleine lune se dit tekkar, elle est "enceinte", car perçue comme celle qui, cycliquement et inlassablement, accouche de la vie, des itinéraires, des saisons. La lune est associée à l’organisation et à la régularité de tous les flux (temps, cours d’eau, lait, menstrues…). Quand la lune commence à décroître jusqu’à devenir une fine lame à l’horizon, on dit qu’elle est "élimée", "râpée" (takrad), terme associé à l’idée qu’elle a beaucoup travaillé. Enfin, le nom de Tayurt est rapproché de éwar : la "montée". Quand la lune monte, c’est pour se mettre entre les hommes et le soleil. Lorsqu’elle arrive à l’horizon, au levant, elle est vue dans les représentations populaires comme une mère qui porte un fagot sur son dos. On pense que c’est pour cette raison qu’elle n’est pas éclairée : elle amène du bois afin d’allumer son feu. Il y a des nuits où elle "materne", d’autres où elle "sèvre", c’est-à-dire n’apparaît pas, d’autres où elle vient juste pour saluer et se retirer. Elle a cette image vivante de l’épouse-mère qui change et se renouvelle (titciwtcat) au fil des jours. Prise par ses activités, elle arrive souvent en retard au contraire du soleil (tefukt), toujours ponctuel.

Lune chez les Touaregs (Encyclopédie Berbère, XXVIII-XXIX-L : 4439-4441, Edisud, 2007)

(1) Timothée Rey a lui-même écrit une nouvelle en hommage entre autres à cette poétesse et titrée « La vieille qui, là-haut, porte son fagot noir ») dans un numéro de la revue Fiction, tome 9, février 2009 (éd. Les Moutons Électriques, repris dans le second recueil qu'il a publié chez le même éditeur en 2011 : Dans la forêt des astres, 2011).

La plupart des contes et croyances cités ici sont repris des travaux d'ethnologie de Paul Sébillot (1843-1918) qui fit paraître en 1904 "Folklore de France", dont le tome I est consacré au Ciel et à la terre. L'ouvrage a été réédité chez Omnibus en 2002, sous la direction de Francis Lacassin, mais n'est plus disponible qu'en occasion.

jeudi 13 décembre 2012

Les miroirs empoisonnés, Milorad Pavić [éditions Venus d'ailleurs, collection Pallas Hôtel, 2012]

Les miroirs empoisonnés présente un choix de cinq nouvelles de Milorad Pavić opéré à partir d’un ensemble publié en 1979 puis traduit du serbe en langue française en 1991 par Maria Bejanovska pour les éditions Belfond, sous le titre Le lévrier russe (le livre reprend également la postface intégrée à cette édition française, où l’auteur apportait un bref éclairage sur la composition de ses récits et sa conception de l’écriture).

Les textes contenus dans Le lévrier russe, outre leur indéniable qualité, exercent un charme particulier sur le lecteur qui n’est pas aisément explicable — à quoi bon d’ailleurs l’expliquer, puisque cette relation au lecteur aura toujours été un sujet de réflexion essentiel de l’auteur, par l’utilisation de formes narratives dont il s’explique lui-même ? Fût-elle partielle, une réédition s’imposa rapidement, destinée à remettre en lumière les éléments d’une œuvre littéraire qui, depuis deux décennies, a été rejetée dans l’ombre. En effet, malgré l’attention dont ils avaient bénéficié en France (1) et l’intérêt qu’ils continuent de susciter, les livres de Pavić sont devenus pour la plupart indisponibles, alors même que nous sommes encore loin d’en connaître l’intégralité. Offrir un nouvel accès à ces œuvres, contribuer à leur imprimer un nouvel élan, voilà qui recouvre donc une mission estimée d’importance, bien que modeste, celle-ci restant conditionnée à la faible mesure de nos moyens.

Si, comme on le dit, les livres une fois écrits n’appartiennent plus à leur auteur, il arrive que celui-ci soit néanmoins soumis aux événements de l’histoire. Pavić avoue avoir payé pour cela une chère redevance. Certes, toute œuvre — ne serait-ce que par sa propre langue — porte l’empreinte d’un temps, d’un espace géographique précis, mais ce qui nous intéresse ici, bien au-delà des querelles obscures qui agitèrent différents peuples et opposèrent différentes communautés, c’est d’offrir au public la possibilité de redécouvrir un auteur qui a fait de cette mosaïque, de ce croisement des civilisations dont il connaissait toute la richesse, une vraie valeur d’échange.

Les éditions Venus d’ailleurs, petite structure éditoriale indépendante, en inscrivant ce livre à son catalogue de publications, entendent marquer leur attachement à une littérature qui se joue librement des frontières tracées entre le temps et l’espace, qu’elle soit le fait d’une pensée perçue comme « magique », celle d’un état révélateur de « correspondances », ou le lieu de « jongleries », qui mettent le jeu en l’être et l’être en jeu, comme pour fonder une néo-logistique qui bifferait du vocabulaire l’étranger au plus curieux bénéfice de l’ « étrangeux ».


La collection Pallas Hôtel, créée en 2010, offre trois « portes », qui sont en fait trois voies fonctionnant en accord avec les couleurs primaires : M pour Magenta, C pour Cyan et J pour Jaune. Par la nature des échos qu’il fait résonner en nous, et comme son prénom y prédisposait, Milorad emprunte la porte M, qui est donc celle de la Magie, de l’illusion. En souhaitant que ce point de passage permette d’ouvrir d’autres issues… Ici même et ailleurs, au croisement de mondes encore inconnus, tels que Milorad Pavić se serait plu de les imaginer.

(1) Félicitons au passage l’éditeur Pierre Belfond qui, en son temps, à la suite de l’immense succès du Dictionnaire Khazar de Milorad Pavić, a permis de publier au total six livres de l’auteur en langue française, de 1988 à 1995.

96p. format 10,5 x 21 cm – couverture bichromie noir-magenta de Tino Di Santolo
500 exemplaires courants sur papier Centaure naturel 120g
+ 4 exemplaires numérotés sur papier Arches, comportant en frontispice un dessin original de Tino Di Santolo

Pour en savoir +

jeudi 6 décembre 2012

Alice : Peter Newell

Peter (Sheaf Hersey) NEWELL, est un auteur et illustrateur américain, né dans l'Illinois en 1862 et mort à New York en 1924. Il travaille d'abord dans un atelier de photographe et arrive à New York en 1882. Restant pour une large part autodidacte, Newell bâtit sa réputation entre les années 1880 et 1890 pour ses dessins humoristiques et poèmes publiés dans Harper's Weekly, Harper's Bazaar, Scribner's Magazine, The Saturday Evening Post, Judge et autres magazines. Plus tard, il écrit et illustre plusieurs livres pour enfants : Topsys and Turvys (1893), un ensemble de poèmes comportant des images se lisant de haut en bas et de bas en haut, The Hole Book (1908), où un trou réel, au centre du livre, figure diverses situations, The Slant Book (Le livre en pente, 1910, édité en France en 2007 chez Albin Michel), où une poussette en folie, échappée des mains de la nounou, traverse la ville et termine sa course contre un arbre, projetant le bambin dans une meule de foin. Ces livres à « système » font de Newell un dessinateur imaginatif et un précurseur des livres-objets.

Il a aussi créé une série de comics, The Naps of Polly Sleepyhead, parue dans le New York Herald à partir de 1905 (éditée en France, chez Albin Michel également, sous le titre Les siestes de Polly, en 2009), proche dans l'esprit du personnage de Little nemo de Winsor McCay. Par ailleurs, Newell a illustré bon nombre de contes populaires, mais aussi des œuvres d'auteurs, dont celles de Mark Twain, Stephen Crane et Lewis Carroll...

"Les plus ambitieux (et plus controversés) des livres pour enfants de Peter Newell furent ceux qui constituent l'ensemble des éditions de Alice au pays des merveilles (1901) ; A travers le miroir (1902) et La chasse au Snark (1903). Il est certain que personne ne peut se représenter les œuvres de Lewis Carroll sans penser aux illustrations de John Tenniel, mais Harper & Brothers décidèrent qu'il était temps que les célèbres histoires soient actualisées.../...
Les illustrations de Newell soulignent l’absurdité, et non la respectabilité, des œuvres de Carroll. Certes, Newell était en quelque sorte limité par l’interprétation par Tenniel du Chapelier Toqué, du Lièvre de Mars, de la Tortue Fantaisie, du Chat du Cheshire et de tous les autres étranges personnages, mais l’artiste américain leur a néanmoins donné vie et éclat dans ses propres créations. Les livres étant remplis d’innombrables planches en demi-teintes, Newell a eu l’honneur de décrire des péripéties que même Tenniel n’a pas eu l’opportunité d’illustrer ; et même le sujet le plus insignifiant a été traité avec sympathie par l’artiste. Newell a affirmé que toutes les créatures absurdes imaginées par Caroll étaient de vrais personnages et qu'il leur accordait le même degré d'importance, tant du point de vue de l'humour que de l'action, et qu’Alice au Pays des Merveilles est une pièce de théâtre dans laquelle les acteurs secondaires sont, à leur façon, aussi brillants que l’héroïne. Seule l’Alice de Newell, dont le portrait est inspiré par la fille de l’artiste, Joséphine, fait quelque peu défaut ; brune, plutôt quelconque, trop mature, elle n’est pas l’Alice idéale."



Hearn, Michael Patrick. “Peter Newell, American Comic Illustrator.” American Book Collector 4.4 (July-August 1983, extraits)

A consulter :

jeudi 22 novembre 2012

Changement de terrier !

Le lièvre lunaire déménage, tout en restant bien sûr sur son astre de prédilection : c'est la raison pour laquelle ce blog connaît un ralentissement contraint et forcé, quoique temporaire, dû au creusement des nombreuses galeries nécessaires à l'aménagement de son nouveau terrier. Le chat du Cheshire, en maître d'œuvre, expert en apparitions et disparitions, veille sur le bon déroulement des opérations et la prochaine réactivation du réseau, devant fournir au résident eau, gaz, électricité ainsi que la nouvelle fée internet... Bref, tout le confort postmoderne. Nous aurons d'ailleurs à reparler prochainement d'Alice, du chat de Chester, du lapin blanc, du lièvre de Mars (qui soulève actuellement beaucoup de curiosité) et du chapelier toqué, par l'intermédiaire non pas de Lewis Carroll, mais d'un de ses illustrateurs américains, Peter Sheaf Hersey Newell (1862-1924), qui fut lui-même auteur de poèmes nonsensiques, de comics et de livres pour enfants. A bientôt donc, et mille excuses pour le dérangement !

lundi 29 octobre 2012

Khonsou et Thot [Égypte]

Khonsou le voyageur

Fils du dieu dynastique Amon et de Mout, le dieu-lune Khonsou faisait partie de l’une des plus importantes triades honorée à Thèbes. Son nom dérive d’un verbe qui exprime la notion de déplacement : il est "celui qui traverse" et décrit le mouvement de la lune dans le ciel. Ainsi, Khonsou était qualifié de "Voyageur".

Les premières mentions du dieu-lune font de lui un dieu violent qui "abat les seigneurs et leur coupe le cou" pour les vider de "ce qui est à l’intérieur de leur corps" (Textes des Pyramides). Au Moyen Empire, une autre formule des Sarcophages insiste sur le caractère dangereux de Khonsou, "dont on doit se protéger", car il est "celui qui envoie le courroux, celui qui enflamme les cœurs", comme il l’affirme lui-même.

Khonsou se manifeste sous des aspects différents, montrant diverses facettes de son pouvoir, selon les multiples épithètes qui lui sont accolées : neferhotep, dont le nom souligne la clémence, pa-ir-sekherou, "celui qui accomplit les desseins" ou "celui qui fixe le sort", épithètes qui induisent également des considérations hiérarchiques, le premier étant reconnu comme le "grand", le second comme le "petit Khonsou". Une troisième désignation, oun-nekhenou, le personnifiant comme "celui qui est éternellement jeune". D’autres inscriptions le nomment tour à tour "l’enfant", le "sauveur" ou "l’emmailloté" et diverses formes syncrétiques le lient par exemple à Thot, Iâh, Rê ou Chou.

En tant que dieu lunaire, Khonsou peut assumer la plupart des fonctions de Thot, en particulier celle de comptable du temps et de dispensateur de la durée de vie ; il est aussi juge, vizir et magicien.
Le temple de Khonsou (Karnak) offre un panorama presque complet de l’iconographie du dieu thébain : comme un homme hiéracocéphale (divinité anthropomorphe ou, plus rarement, d’un sphinx à tête de faucon), coiffé du disque et du croissant lunaires ornés d’un grand uræus (image du cobra prêt à l’attaque), il peut prendre aussi l’aspect d’un dieu-enfant momiforme, assis sur un trône et tenant un sceptre composite ; couronné du même emblème lunaire, il porte alors la tresse de l’enfance, un diadème royal et un collier rituel (menat), mais aussi celle de Khonsou-Thot qui peut être hiéracocéphale ou ibiocéphale (à tête d’ibis) ; le même Khonsou-Thot peut encore apparaître sous les traits d’un petit enfant suçant son doigt ou ceux d’un babouin tenant un œil-oudjat (l’œil fardé égyptien, symbole de plénitude physique).

Thot le scribe

Figure majeure du panthéon égyptien, que les Grecs identifièrent à Hermès, Thot est le plus important des dieux lunaires. Magicien, il a la chance de se dédoubler, voire se multiplier : s’il personnifie l’astre, il en est aussi le gardien, le protecteur, éventuellement aussi l’adversaire. Dieu-ibis, vénéré jusqu’en Nubie, il fut surtout le seigneur d’Hermopolis, cité située près du delta du Nil.
Thot se serait-il autofécondé ? D’après les Textes des Pyramides, il n’a pas de mère. Il est cependant formellement identifié à la lune, succédant à Rê pour dispenser la lumière, coiffé du croissant, dont la courbe évoque celle du bec de l’ibis, et du disque de la pleine lune.
La lune était assimilée à l’œil d’Horus : les mutilations d'Horus symbolisaient sa phase décroissante tandis que le remplissage de l’œil correspondait à sa phase croissante et au remembrement d'Horus (remplissage équivalant à la plénitude dont on parle plus haut sous le terme d’œil-oudjat).


Iâh-Thot ibiocéphale couronné du disque et du croissant lunaires recevant la pleine
lune sous la forme de l’œil-oudjat que lui tend un babouin qualifié de seigneur
de l’éternité (d’après une stèle du musée de Turin)
 
Thot, le savant par excellence, est d’abord un calculateur habile, maître du calcul du temps et de ses divisions en années, mois, jours, heures et minutes, mais également "celui-qui-compte-le-temps-de-vie". Porteur du destin individuel des hommes, il fut le "seigneur du calame et des paroles divines", le maître des écrits, de la force créatrice et la manifestation même du verbe créateur.


Redoutable magicien, le dieu-lune est aussi un dieu de l’ordre et de la mesure, assume un rôle important dans la fondation des temples, architecte et maçon à l’occasion avec Sechat, (reconnue comme la déesse de l’écriture, protectrice des bibliothèques). Greffier divin (il enregistre le résultat de la pesée du cœur du défunt), il jour aussi le rôle de médiateur dans le conflit qui oppose Horus à son oncle Seth. Il prescrit, il parlemente et réglemente…
L’aura de mystère entourant l’œuvre de Thot (dont le conte démotique de Satni évoque l’existence) est celle qui baignera la philosophie hermétique lorsque le dieu "trois fois grand" sera devenu Hermès Trismégiste.
Quelle que soit l’époque, les représentations de Thot se limitent en général à trois types : le plus souvent, il est figuré comme un homme ibiocéphale ou d’aspect entièrement zoomorphe, sous la forme d’un ibis ou d’un babouin assis. Les entités syncrétiques qui voient Thot se fondre avec Iâh ou Khonsou mêlent les éléments iconographiques appartenant à l’un ou l’autre dieu.

texte adapté de : L'Egypte ancienne et ses dieux - dictionnaire illustré, Jean-Pierre Corteggiani éditions Fayard, 2007

vendredi 19 octobre 2012

Histoires d'une image, Nicolas Bouvier [éditions Zoé, 2001]

De 1992 à 1997, Nicolas Bouvier (1929-1998) a tenu une rubrique dans le Temps stratégique, revue paraissant à Genève, où il proposait une illustration tirée de son vaste fonds iconographique et en faisait le sujet d'une histoire. "Un jour de novembre 1997, nous dit l'éditrice, il est entré sans bruit aux éditions et m'a silencieusement tendu une liasse : c'était les vingt-huit textes parus. Il n'en écrirait plus et souhaitait qu'un livre les réunisse."

UNE LUNE PARMI TANT D'AUTRES (extrait)

 — Vous en demandez trop. Vous voulez donc la lune ? 

Chaque travailleur indépendant qui facture honnê­tement son dû connaît cette ritournelle. À laquelle il faut répondre : « Oui, la lune, et même le petit homme qu'on voit dedans. »
Un jour peut-être cette question, faite pour nous humilier et nous laisser à quia, deviendra-t-elle simple appel téléphonique par satellite, où il s'agira d'indiquer — aérolithes exigent — le cratère de votre correspondant à une téléphoniste dont la permanente remontera à son dernier congé sur terre et sera renouvelée au prochain...

Vouloir la lune ! Qui, de Pythagore à Cyrano de Bergerac, de Jules Verne à l'incorrigible Apollinaire célébrant cette compagne vaine de son cul et Armstrong dont la raison a vacillé pour avoir mis le pied dessus, n'a voulu la lune ? Cet astre qui pêche à la ligne nos marées, le sang des femmes, fait surgir champignons et fougères, et monter les abois des loups-garous. Cette lune qui paraît parfois si lourde dans le ciel qui la roule, et dont cependant l'attrac­tion tempère un peu les dures lois de Newton et nous rend — quel bienfait — un peu plus légers.

Et si cette lune, tantôt citrouille rousse, tantôt fau­cille ou rognure d'ongle, mais que nous croyons fidèle, se lassait déjouer les seconds rôles, d'être tou­jours reléguée derrière la forêt, le Taj Mahal, la che­minée d'usine ou les mâtures à peine balancées des grands voiliers à l'ancre, et quittait son orbite pour aller chercher fortune ailleurs, vers une planète sans perspective qui lui permette l'avant-scène au moins une fois par révolution ?

Alors quel vide dans ce ciel sans luminaire, quel deuil dans notre firmament mental : la moitié de nos religions et de nos « arts libéraux » disparaî­traient sans crier gare, les amants manqueraient leurs rendez-vous nocturnes pour s'époumoner en courses obscures et vaines, le chœur des grenouilles d'Aristophane et les Pierrots lunaires pointeraient au chômage, les peintres chinois avaleraient leurs pinceaux, l'islam en serait réduit à changer sa ban­nière, et les boulangers, de Vienne à Vancouver, à brader leurs croissants. Mieux vaut n'y pas penser.

Pour vous rassurer, j'ai choisi une image où la lune n'est pas près de nous quitter. Il s'agit d'une figure de tarot, peinte et dorée sur vélin, d'un travail pro­bablement vénitien du début du xve siècle. Alors le tarot ne servait ni au jeu, ni à la cartomancie, née bien plus tard, mais constituait un ensemble d'em­blèmes ésotériques dont l'interprétation était l'af­faire de quelques initiés. Les princes italiens, plus tard allemands, raffolaient de cette emblématique. Ils commandaient selon leur fantaisie des jeux aujourd'hui rarissimes - vénerie, musique, mytholo­gie à des ateliers aussi connus que ceux de Konrad Witz, et les interrogeaient, par mage interposé, avant de conclure mariage ou de s'armer pour partir en campagne.
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Biblio : éditions ZOE

mercredi 10 octobre 2012

Les 7 types en or : Paul Bourgoignie [1915-1995]

Paul Bourgoignie (photo Etienne Lecomte)
Ce personnage discret […] est peut-être le moins cité des surréalistes belges.
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Si l'on retrouve son nom au bas de l'un ou l'autre manifeste et dans quelques numéros de revues, sa bibliographie est peu abondante, ses apparitions rares et sa parole quelque peu voilée.
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En dehors de quoi, Paul Bourgoignie paraît être, comme plusieurs autres auteurs, un cas assez significatif de fidélité et d'éclectisme conjugués. Sans qu'il cesse d'affirmer très clairement son appartenance au groupe surréaliste, en effet, on trouvera son nom - et bien davantage : sa participation active – dans diverses composantes de la «Belgique Sauvage», appellation inventée en 1971 par la revue Phantomas. Ainsi Bourgoignie participera-t-il très régulièrement aux activités de Phantomas (au point d'en être sacré « type en or » en 1969), au Daily Bul et à diverses publications.

Joseph Noiret, dans son texte publié dans La Belgique sauvage, cite Paul Bourgoignie à plusieurs reprises : d’abord, comme faisant partie, dès 1947, du surréalisme-révolutionnaire en Belgique, puis du mouvement COBRA, formé fin 1948 et qui se dissoudra volontairement en 1951. En dehors de son activité poétique, Paul Bourgoignie était architecte, mais exerça sa profession de dessinateur au service des autres.
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Une part importante des textes de Paul Bourgoignie antérieurs à 1979 a été reprise dans La brouette aux longs-courts ; ainsi y retrouve-t-on, moyennant quelques mises au point, la quasi-intégralité de Moroses Mots Roses (1968), de Lettres en jeux / Jeux de l'être (1969), et des Lettres de mon moulin /Exercice des lettres pour petites polices (1971) et de nombreux textes publiés en revue.

La brouette aux longs-courts reprend aussi bien des proses poétiques (dans une ligne assez semblable à celle de Marcel Lecomte) que des poèmes strictement surréalistes, des pseudo-aphorismes, des jeux de mots, des notations qui tiennent de la page de journal, des notes de lecture, des textes théoriques, etc.

On complètera la connaissance de Paul Bourgoignie par l'article sur Les Lèvres Nues (dans La Belgique Sauvage). Ce texte paraît particulièrement important pour situer et comprendre la trajectoire qui a été évoquée au début de cet article. Bourgoignie y écrit notamment : «L'expérience surréaliste en Belgique s'est servie de publications multiples ; il y eut des revues, des tracts et des livres. S'il est possible d'en dégager des caractères qui les ramènent à des traits fondamentaux communs, cela dépendra moins d'une relativement courte période où il y eut un groupe constitué se concertant que d'un attachement à la rigueur accordée aux relations entre pensée et action de la part de leurs animateurs ».

Une autre clé, plus énigmatique et plus intime à la fois, se trouve dans un long texte, sous forme de lettre à Théodore Koenig, datée du 6 décembre 1968, repris dans La brouette aux longs-courts après avoir été publié dans le numéro 94-98 de Phantomas. Sous le titre «Parlez-moi de vos lectures», Bourgoignie produit un pêle-mêle littéraire où se retrouvent à la fois Amenophis, le Daily-Bul, les Mémoires d'Hadrien, Mariën, Broodthaers, Sade, l'Almanach du Père Sirius, le journal Spirou, Marivaux, l'Abbé de Choisy, la princesse Palatine, San Antonio, G.H. Hall (un auteur policier publié par le Fleuve Noir), E.V. Cunningham, etc. Étonnante coupe de la mémoire !

Ne lisons-nous pas tous autant que nous sommes, ce que nous indiquent des amis lorsque leurs goûts, ou quelques côtés particulièrement fins de leur personnalité ont fait que nous y soyons attentifs ou intéressés ? Cela va souvent plus loin que la simple curiosité. Le titre d'un livre suggéré par l'un ou l'autre de ces amis-là, plus que retenu, nous aura mis l'eau à la bouche. Nougé, Scutenaire, Lecomte et d'autres m'ont fait rencontrer des auteurs dont nulle revue ne parle plus, qui m'ont ravi.

Nougé, Lecomte, Scutenaire : ces trois aînés, figures essentielles du surréalisme bruxellois, ont contribué à former la sensibilité de Paul Bourgoignie - et sans doute, une certaine raréfaction de l'air qu'il s'est toujours plu à respirer ; pour parler vite, on pourrait dire qu'on retrouve chez Bourgoignie la rigueur hautaine de Nougé, la minutie bouleversée de Lecomte et la dérision fulgurante de Scutenaire.

Aucune bibliographie systématique ne semble avoir été faite de l'œuvre de Paul Bourgoignie ; on en est réduit, ainsi, à consulter ses propres collections et souvenirs.

Il reste à parcourir une œuvre dont la partie la mieux émergée se retrouve dans La brouette aux longs-courts […] Quelques textes en prose, d'abord, où s'inscrit, depuis les Illuminations, une des meilleures parts de la sensibilité contemporaine. En Belgique, Marcel Lecomte y a excellé, marquant de son influence le mouvement surréaliste tout entier, et bien au-delà. Le ton particulier qu'y apporte Bourgoignie est celui d'une sentimentalité extrême tempérée par la dérision -le coup de pied que se donne immanquablement Charlie Chaplin - et l'attention portée aux détails les plus intimes de la vie quotidienne.

Les poèmes de Paul Bourgoignie s'inscrivent bien évidemment dans la perspective du «beau comme» de Lautréamont, ou de la fameuse définition de Breton : « Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée». Il serait sans doute abusif de lier les poèmes de Bourgoignie à une écriture automatique qu'à vrai dire le surréalisme a moins pratiquée qu'il ne le prétend, et dont Breton a bien montré les limites (Du surréalisme en ses œuvres vives, 1953) ; et d'ailleurs, on ne saurait assez méditer la recommandation de Nougé : 

« Exégètes, pour y voir clair, rayez le mot surréalisme ».
(Histoire de ne pas rire, Bruxelles, Les Lèvres nues, 1956)

  Extraits du texte de Pierre Puttemans, Paul Bourgoignie, le surréalisme, le Daily Bul et Phantomas 
publié dans l’excellente revue Textyles - N°8, Surréalismes en Belgique
 
Portrait du poète Paul Bourgoignie par René Magritte

Il est à noter que Paul Bourgoignie apparaît, sous les traits de Sigmund Freud, dans le film de Marcel Marïen L'Imitation du cinéma, dont Tom Gutt est l'acteur principal, farce érotico-freudienne contre l'Église, qui provoqua lors de sa projection le 15 mars 1960 un scandale suivi le 17 d'une plainte déposée au parquet de Bruxelles. Le film sera encore projeté à Liège, à Anvers dans une salle des fêtes et à Paris au Musée de l'Homme puis, la demande d'autorisation repoussée, interdit en France en février 1961.

À la fin de son texte, Pierre Puttemans écrit que « la part la plus singulière des œuvres de Paul Bourgoignie est constituée de jeux de mots graphiques ou auditifs - débusquages de sens et de contresens dans la langue, aiguisés par la dérision ». En voilà quelques exemples :

D’un abécédaire à un crabe dédié

Cellier rose de la sorcellerie

Boulevardier
Au bordel ivre

Anagrammes, Lettres de mon moulin

Mieux vaut
un compromis 
que deux comprimés.
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Chassez le naturel
il revient aux Galapagos.
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Un laveur de vitres en costume à carreaux.
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Tout ridé comme
un vieux complice.
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La loi du clerc obscur.
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Un carnet de maladresses.

Courtes pointes II, Chapeaux forts et châteaux formes